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« Vous savez Karine, c’est très difficile, je n’y arrive plus… »

"Vous savez Karine, c'est très difficile, je n'y arrive plus..."

    Alex a 27 ans, il est épuisé, il se sent vidé, et aller travailler lui parait insurmontable. Ce jeune homme consulte toutes les semaines depuis un mois. Son travail a viré de l’espoir au cauchemar, du fait, dit-il, de deux supérieures hiérarchiques et de l’esprit managérial de l’entreprise. Pression, humiliation, charge impossible à résoudre, travail le soir, et, son impossibilité à exprimer son malaise. Il n’arrive pas à se positionner face à cette hiérarchie, impossible de dire non, la méfiance et la peur devient sa norme relationnelle, même avec ses collègues directs.

        Que dire de l’épuisement professionnel et des errances de tous ces professionnels en proie à leur travail. Ils se sentent pris au piège soit d’une tâche, ou d’une mission, le tout en général emballé d’un rapport à une hiérarchie totalement asymétrique. Une relation de soumission, un rapport dominant-dominé installé, subi. La personne s’en rend compte, elle souffre, et elle n’arrive pas à s’en extraire, sauf au prix de pensées suicidaires ou d’un passage à l’acte mortel, vécu comme libérateur, seule issue d’un combat sans sens qui épuise de plus en plus. Il s’agirait alors pour la personne de sortir de ce piège qui se referme au fur et à mesure et dont les mâchoires semblent ne jamais vouloir lâcher… Et cette honte, cette culpabilité qui vrillent le ventre et les pensées… S’ajoute la mésestime de soi « je me sens comme une m… » me dira ce patient. Et comme, en plus, son N+1 lui répétait sans cesse des phrases du type « tu n’y arriveras pas mais bon je n’ai que toi à qui confier ça, tu n’as que ‘à faire des heures en plus pour finir, faites juste ce que je dis, ne vous posez pas de questions on ne vous demande pas de réfléchir… » , sans qu’il arrive à lui répondre… Le terreau devient fertile pour un burn-out. La plupart des ingrédients sont là.

          Dans le burn-out, syndrome d’épuisement professionnel, je constate que c’est toujours une affaire d’écarts. Ecart entre la représentation ou les rêves d’un métier et sa réalité, écart entre ce que l’on pense y trouver ( consciemment ou inconsciemment) et ce que l’on y trouve réellement, écart entre le temps passé et le temps à venir, écart entre l’envie de dire et l’impossibilité à le faire, écart entre un souhait d’émancipation et la réalité d’une relation hiérarchique qui ramène à une autorité déjà connue, qui nous ramène à l’état d’enfant sidéré, muet, incapable de s’opposer et de résister… Les écarts sont nombreux et chaque fois singuliers, ils appartiennent en propre à la personne. Chacun les vit à l’aune de son histoire et de son expérience. Mais, toujours nous devrons isoler les représentations ( l’idée que l’on se fait , les croyances ), et ce à quoi elles s’attachent, les affects, les liens de causalité identifiés par le patient, et « tirer » le fil de son histoire. Après des clarifications et certaines déconstructions le patient pourra à nouveau assembler sans confusion ce qui relève du métier, ce qui relève de représentations affectivées erronées, qui ne sont pas à leurs places. Nous délieront ce qui doit l’être, pour ensuite construire des mécanismes de communication plus adaptés, propres à soi, et de capacités à entrer en relation sainement avec les autres.

         L’épuisement professionnel nous parle de la souffrance d’exister, ce « théâtre de la cruauté »[1], où la place de la parole est centrale dans les vécus des patients épuisés professionnellement. Le rapport à leur corps l’est tout autant. Nous interrogerons ensemble la place qu’il pense avoir dans leur famille, dans la société, dans leur entreprise, et quelle valeur il y accorde. Quelle valeur il s’accorde ?

         Vouloir « être à la hauteur » freine les personnes dans leur capacité à s’exprimer, à donner leur avis.  Elles n’arrivent ni à demander ni à faire ressentir la considération à laquelle elles ont droit. Ni même à fuir, car parfois dans certaines situations toxiques, c’est la seule issue souhaitable. Mais de quelle « hauteur » s’agit-il ? Celle que la personne pense ne pas pouvoir atteindre, sachant qu’elle se place très bas sur l’échelle. Elle n’est « pas assez », elle ne se sent « jamais assez bien ». Pas assez beau, pas assez maigre, pas assez rigolo, pas assez diplômé, pas assez intelligent… La liste est longue des entraves présupposées qui empêchent de s’épanouir, de s’aimer, d’être aimé pour ce qu’on est, et de se présenter comme on est. Les parents, les familles, l’école, la société, norment les enfants dès leur plus âge, et pensent à leur place. A vouloir toujours mieux et le meilleur, le bien et la joie fichent le camp… 

         La prise de parole est centrale dans l’affirmation de soi, dans l’expression de soi. Quand je parle, je dis quelque chose de moi qui va au-delà des mots. Je me montre, en partie à mon insu. Lacan disait que le langage est parfois un fléau, une « colle » dont on se départ difficilement. En situation de travail, la parole est souvent inévitable. Pour la hiérarchie, supporter la parole du salarié semble devenue insupportable. S’il avait des idées ! S’il n’était pas d’accord ! La question d’être supérieur dans la fonction ne signifie nullement être supérieur en intelligence, en pensées. Tous les êtres humains se valent, pas un n’est supérieur à l’autre sur un plan philosophique et moral. Seules la peur et la force supérieure me semblent animer les abus de pouvoir. Dans ces situations managériales défaillantes, créatrices d’usure professionnelle, l’autre est vécu comme menaçant avant même d’ouvrir la bouche. Que ce soit pour le cadre ou pour le salarié subordonné.

         Etonnant paradoxe : l’intime se déballe partout dans les médias, les réseaux sociaux, tout est permis, visible, dicible, accompagné d’une injonction de tolérance. « Mon avis » compte, interdiction d’être choqué, je le veux, je le montre, je le prends ! Pourtant, dans les institutions et les entreprises la communication semble de plus en plus opaque. Les vraies dynamiques partenariales entre tous les collaborateurs sont exceptionnelles. Cette bipolarité plonge les gens dans des écarts entre leurs désirs, ce qu’ils croient et veulent possible, et cet obscurantisme que leur opposent beaucoup de cadres dirigeants. Tensions dans lesquelles se niche une angoisse existentielle sans cesse renouvelée : mais alors qu’est-ce que je vaux, où est ma place ? Où nous retrouvons ce bon vieux triangle de Karpman : un coup victime, un coup sauveur, un coup persécuteur !

        Je constate que les personnes en burn-out ne trouvent plus leur place nulle part, et sont toujours victimes… Serait-ce de la maltraitance subie par ces personnes ? Méconnue, souvent passée sous silence. Qu’est ce qui est maltraitant ? Au-delà de la subjectivité[2] du ressenti, et si nous pouvions trouver des écarts entre les définitions des uns et des autres, la souffrance psychologique reste un symptôme bien souvent refoulé ou banalisé par ceux qui la vivent. Il s’agit de ne pas s’appesantir, ne pas se laisser aller, ne pas en « faire des caisses ». Pourtant, la maltraitance ne commencerait-elle pas avec ce cadre qui ne dit pas bonjour le matin et qui file dans son bureau directement ? Ou cet adulte qui dit à l’enfant « je t’expliquerai plus tard quand tu pourras comprendre » (euh… c’est à quel âge ça ?), ou ces deux soignants, qui parlent ensemble au sujet d’une personne pourtant présente dans la pièce. La dépendance rendrait les gens crétins ? Ou ceux qui les soignent plus intelligents ? Ben non… Entre abus de pouvoir, réification de l’autre… Le collectif ne fait pas le commun, nous pouvons être les uns à côté des autres, voire se soigner les uns les autres, et pourtant ne rien partager.

          La solidarité, concept cher à Raymond Chapuis, signifie « commun à plusieurs, chacun répondant du tout »[3]. La solidarité, par extension, interroge la notion de solidité. Par la solidarité nous nous sentons solides. L’humain a besoin des autres ; seul, il ne peut pas grand-chose. Cette solidarité nous rend, nous , êtres humains, solides. Il nous faut la chérir, et en donner des signes, des marques, et savoir les voir et les reçevoir. La solidarité est une abstraction, si elle n’est pas suivie de faits au fil de notre quotidien, de signes, elle n’est rien d’autre qu’une intention au mieux, qu’un brassage d’air au pire.

          Dépendance, devoir moral, d’assistance… la solidarité a des liens étroits avec ces termes, également avec la justice et l’équité. Je me demande si ceux-ci s’affaiblissant, le droit, les règles et l’autorité ne deviennent pas omniprésents par voie de conséquence. La solidarité, le commun à construire entre les êtres humains relève à mon sens du sentiment d’amour[4], et par extension à ses liens avec l’émotion « joie ». Si ma recherche et ma pratique professionnelle en tant que soignante me poussent vers l’éthique du soin, c’est la réalisation d’un soin hautement subjectivant que je poursuis. Robert Misrahi, dans son développement sur la joie, estime qu’un sujet heureux, joyeux, en cohérence avec lui-même, est capable de « conversion », soit la capacité du sujet à reconnaitre ce qui lui procure de la joie, et à avoir une capacité réflexive aiguisée lui permettant de s’orienter dans ses choix et ses réalisations.

[1] Artaud, Antonin, « Le théâtre et son double », 1933 et 1936, il conceptualise des objectifs au théâtre pour retrouver une existence meilleure par ce média, et pouvoir échapper à ce « monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir ».  Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 1938, « Le théâtre et la peste », p.47.

[2] Qui relève du sujet, qui ne vaut que pour soi

[3] Chappuis, Raymond, La solidarité, éthique des relations sociales, Puf Paris, 1999, p. 4.

[4] J’ai déjà abordé le concept d’amour dans ma thèse de doctorat. Il m’a d’ailleurs fallu insister pour n’en conserver qu’une partie car ma directrice de thèse pensait que c’était un « terrain glissant ».on ne vou

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