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PENSER LA PERSONNE, PENSER LE SUJET

Un sujet est nécessairement un sujet corporel, global sans clivage ni de fait ni de pensée entre son corps physique et psychique, l’un agit inéluctablement sur l’autre et inversement. Un « sujet corporel », contenu, relié, peut se traduire par un être en activité, en « processus corporel » actif, en prise avec le temps et l’espace comme unificateurs à lui-même et à autrui, incorporant des données sensibles reçues pour un mieux-être. Le sujet, au cours de ses expériences, porte son attention sur son vécu et autant que possible et nécessaire transforme ses éprouvés en pensées. Nous pouvons tracer des axes prédominants à « l’être sujet » ou au « devenir sujet » dans le cadre de soins éducatifs.

Un sujet en expérience

La dialectique de l’enveloppement et du développement corporel, du sujet vivant pris dans l’axe du temps et de l’espace s’expériencie au cœur du mouvement et du geste réalisés. Un sujet est appréhendé selon ses capacités corporelles (physiques et psychiques), là où il en est exactement de son histoire. Il a un passé, un présent et un avenir et nous devons « souligner la difficulté à faire de sa vie une histoire »[1] pour, dans l’acte de soins et d’accompagnement éducatif, penser à inscrire toujours le sujet dans ses racines et ses projections. Le sujet accède à sa connaissance par l’expérience partagée, en compagnonnage, par l’établissement de relations sensibles avec autrui mais sachant faire l’expérience sereine de la solitude, ponctuellement.

Un sujet l’est toute sa vie, il est dynamique, mobile, capable de refus ou d’acceptation. Il peut faire des efforts car « les actes deviennent difficiles par le simple fait qu’ils durent »[2] et se plier à certaines contraintes. Il faut fournir un effort continu pour ne pas suspendre l’action dans son déroulé et renoncer, en se disant, il arrivera ce qu’il arrivera… et ajouter cet effort pour perpétuer l’action et créer un acte. C’est un signe de la structuration psychique que nous soulignons ici. Le geste s’inscrit dans la durée, « il y a la volonté qui déclenche l’acte, et la volonté qui le fait durer »[3]. Commencer, tenir, continuer et finir le geste. L’action est tendue dans un continuum qui fait œuvre, qui s’élabore et s’intègre corporellement. Le sujet ne peut pas se limiter à des explosions d’actes, sans commencements ni clôtures, sans sens pour qui les vit, les observe ou les subit.

Devenir sujet est au pivot entre le sensible et le symbolique, un sujet expressif, communiquant par son inséré dans le groupe, tendu entre le singulier et l’universel, vivant au monde et du monde qui l’entoure, actif au sein de celui-ci. Ce sujet utilise son expérience dans son contexte premier d’apprentissage mais l’intégration personnelle faite de ces données, où le geste, tous ses mouvements, son mode d’entrée en relation sont incorporés, non transmis et « non transmissibles »[4]. Il intègre à son expérience tous les moyens corporels outillés à sa disposition et à son invention, « du « tenir debout » au « tenir tête » »[5].

En ancrage dans sa psychomotricité

Quand le geste s’achève tranquillement, sans s’exaspérer, avançant vers son désir et son but, ancré dans le corps, solidement amarré à lui-même, il s’épanouit ; La capacité à saisir les élans vitaux qui nous englobent est ici présente, c’est une énergie qui nous porte littéralement et sans laquelle, sans cet ancrage, nous pouvons ruminer nos actes et nos pensées jusqu’à la folie. La joie, la tristesse, le dégoût, la peur, la colère, la surprise sont les émotions fondamentales, transformées et habitées par chacun d’entre nous selon nos qualités d’attachement et de contenance toniques, notre muscularité. Elles sont une base d’appuis plus ou moins heureuse et transformée de nos corps émus. Ces appuis transcendent le psychisme et la symbolisation, ils viennent de la densité corporelle, là où le geste tirant parti des choses se cale et se meut tout à la fois, fondant la praxis où le naturel rejoint la nécessité, où nous savons tirer parti de « l’infiniment proche »[6], ce qui est en nous et près de nous, même en confusion initiale. Le sentiment est la résultante de l’intention et de l’affection réunies dans le même vécu, permettant au sujet de distinguer et de donner du sens aux émotions et aux sensations vécues. « La fonction universelle du sentiment est de relier […] ce que la conscience scinde […] aux choses, aux êtres, à l’être ». Le sujet construit « une réciprocité du sentir et du connaître »[7] qui lui permet de ne pas sombrer dans l’irrationnel.

Le sujet corporel confiant se distingue dans un fonctionnement ancré de son discours et de ses gestes, non pas en prise de pouvoir sur autrui mais souple envers lui-même, discret et en égalité envers l’autre, sans peur, ni colère ni agressivité constante. Il s’agit d’une affirmation de soi qui évolue en confirmation de soi constamment et s’auto-entretient. Le sujet laisse l’activité créer de nouvelles idées et s’il en a les compétences cognitives, neurologiques, phonatoires, il pourra les mettre en mots symbolisés pour échanger avec autrui selon un code consacré. Le partage social par les gestes entrepris ou par la parole, a un niveau de complexité très important. Le langage par la parole a une particularité, celle de poser un mot sur une chose et en même temps de la créer. Le mot crée la chose. Le mot est « une unité de base », Olivier Soutet poursuit la réflexion de Gustave Guillaume pour qui le mot est « une unité psychique minimale de signification qui vise à mettre en évidence les mécanismes profonds de la pensée en action de langage »[8]. Outre sa portée symbolique et symbolisante, le mot et le son, quelle que soit la forme que prenne l’expression vocale, « situe »[9], il donne une place au sujet qui l’émet.

Sujet à la sensibilité éveillée

René Barbier décline sa conception du sensible en la reliant au sentiment d’amour. Le plaisir et le déplaisir, le désir sont maintes fois évoqués, l’amour enfin comme sentiment assemblant. Barbier distingue différentes sensibilités (sensitive, affective, intuitive, noétique), sensibilités convergentes, qui, quand elles se réalisent « par ordre croissant vers le sentiment d’amour comme sentiment englobant » vont de la sensibilité écologique (qui nous rend sensible à l’environnement, à la planète et à ce qui la touche) à la sensibilité éthique et à la bonté qui s’y associe par une sensation d’être reliée à autrui et au monde, en mouvement. La sensibilité éthique est associée à l’engagement et à la responsabilité. La sensibilité esthétique culmine en finalité, « on trouvera « beau » ce que l’on arrive à trouver « bon »», « j’entendrai par bon ce que nous savons avec certitude nous être utile »[10], procurant un sentiment de joie. Fondé sur la réciprocité, le sentiment d’amour est « principe régulateur »[11] du monde. Robert Misrahi, dans son développement sur la joie, estime qu’un sujet heureux, joyeux, en cohérence avec lui-même est capable de « conversion » soit la capacité du sujet à reconnaitre ce qui lui procure de la joie et à avoir une capacité réflexive aiguisée lui permettant de s’orienter dans ses choix et ses réalisations.

Etre sujet c’est se sentir compétent

Le sujet est un actif qui a de la valeur à ses yeux et le voit dans ceux des autres. Quand l’enfant se sent considéré, il réalise ce qu’il est capable de faire sans entrave. Selon, il reconnaît et donne une place à l’Autre, reconnaît l’Autre en Lui, il est individu au sein d’un collectif avec des contraintes, mais se sait singulier, exceptionnel. Il peut proposer des choix pour lui et pour l’autre, en fonction d’une analyse des besoins par empathie et nécessité où chacun donne et reçoit de l’autre. Il peut courir, marcher, coordonner ses gestes vers un objectif selon ses capacités physiques et physiologiques mais aussi selon la confiance construite d’une part en intercorporéité, d’autre part avec ses marqueurs.

Etre sujet c’est se sentir libre

Dans son choix du corps conçu comme activité où nous suivons Billeter tout au long de notre recherche, nous approchons une pensée de « l’éthique » selon Spinoza quand il évoque qu’« il est dans la nature la raison de percevoir des choses sub specie aeternitatis », soit du point de vue de l’éternité, ou, « dans leur existence toujours présente ». Nous apprenons à connaître les pathologies spécifiques auxquelles nous sommes confrontées, innombrables, à les évaluer selon nos critères dans l’ensemble corporel physiologique, neurologique, cognitif mais c’est insuffisant. Il nous faut ressentir la pathologie dans ce qu’elle a de plus pour son porteur. Il nous faut voir le geste comme une liberté corporelle et psychique, un mouvement fondamental d’engagement envers soi-même, l’important dans l’action proposée.

Le mouvement puis le geste compris dans cette conception du corps-activité imposent de regarder l’acte comme une libération de l’intérieur vers l’extérieur du corps et de la pensée jusqu’à son autoévaluation. Le geste de la personne ne doit pas être entravé ni gêné dans sa réalisation, il doit pouvoir finir, ainsi que tout langage, la parole également doit pouvoir trouver la fin que le sujet se donne. Dans le cas contraire, c’est le sentiment de liberté qui est bloqué, enfin la liberté elle-même du sujet. Précieuse, émancipatrice, issue de l’ensemble du processus actif, « je l’éprouve quand le processus engendre un acte et que je deviens cause efficiente »[12]. La non-liberté est liée à tout empêchement de l’acte et engendre une souffrance importante, celle liée à la non-reconnaissance de son savoir-pouvoir-vouloir agir. L’injonction d’apprentissage et de réussite sans laisser au sujet le temps d’apprendre est une entrave à la subjectivité et une coupure de l’engagement corporel et de ses corrélats : la liberté et la responsabilité dans l’acte.

Karine Renard

Docteure en sciences de l’éducation,

Psychomotricienne, psychothérapeute

Toute reproduction, même partielle, est autorisée à la condition de citer son auteure. Nous parlons ici de confiance, d’engagement, d’authenticité …Merci


[1] Bourdin, Dominique, « De la saveur du plaisir à l’art d’être heureux ? », Empan, 2012/2, n° 86, pp. 24-35, p. 26.

[2] Janet, Pierre, dans L’évolution de la mémoire et de la notion de temps, p. 55, cité par Bachelard, Gaston, La dialectique de la durée, op cit, p. 39.

[3] Bachelard, op cit, p. 40.

[4] Billeter, Jean-François, Leçons sur Tchouang Tseu, Paris, Allia, 2016, p. 39.

[5] Jacob, André, Esquisse d’une anthropologie, Paris, CNRS éditions, 2011, p. 88.

[6] Billeter, Jean-François, Leçons sur Tchouang Tseu, Paris, Allia, 2016, p. 78.

[7] Jervolino, op cit, p. 21.

[8] Soutet, Olivier, « Les grands traits de la pensée guillaumienne », dans Repenser la condition humaine, sous la dir. D’André Jacob, pp. 35-49, p. 44.

[9] Billeter, Jean-François, leçons sur Tchouang Tseu, Paris, Allia, 2016, p. 87.

[10] Spinoza, Définitions, l, IV

[11] Vuillot, Alain, « Amour et totalité dans l’éthique de Spinoza », Le Philosophoire, 2000/1, n° 11, pp. 157-168, p. 157.

[12] Billeter, op cit, Un paradigme, pp. 104-105.

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