Je propose ici la narration d’un accompagnement en soins pour illustrer le travail en thérapie psychomotrice orienté vers l’action circulaire (qui revient à soi) et le geste impressif.
Préambule :
Cette narration se situe dans une démarche phénoménologique de l’écoute de « ce qui se passe » maintenant, par les éprouvés et les actes. « Ce qui se passe n’est pas uniquement ce qui se voit », mais aussi ce qui se ressent, se pressent et se transforme. Il fait le choix original de son implication corporelle subjective où ses éprouvés se mettent en activité, en expérience, pour soigner le sujet. Il cherche à « corriger un état d’indétermination relative »[1] en permettant aux éprouvés de se corréler. Mais pour proposer ce travail d’accompagnement, il s’implique corporellement dans le questionnement, les réponses appartenant au sujet qui consulte. Le psychomotricien recherche, dans son écoute la forme gestuelle sensible de « l’intelligibilité des relations humaines »[2], ce qui peut être compris, perçu par l’autre pour produire de la connaissance par le geste. Nous soutenons la thèse que c’est à cette condition d’une implication majeure qu’il pourra accompagner justement et efficacement, de la bonne place, la personne en difficultés psychomotrices, par la construction, en sus de sa formation initiale, de ses principes d’action faisant application d’une éthique pratique corrélée à la conception psychomotrice du sujet.
J’ai soigné cette enfant pendant dix mois, dans un centre cardiologique infantile.
Cindy a neuf mois quand une indication en thérapie psychomotrice est posée. Elle est atteinte d’un syndrome qui a nécessité dès sa naissance une hospitalisation. Le pronostic vital est très faible, quelques mois. Sans visites, elle est dans une solitude importante, dans son lit en permanence en dehors des soins techniques. Son petit corps est déformé, décharné, elle montre des signes d’abandonnisme mais son regard est présent, scrutant les gestes et la personne qui lui parle. Mon objectif initial est spontanément de lui donner des contacts doux et chaleureux car je ressens beaucoup de tristesse en la voyant en proclive dans son lit, seule ainsi et un élan me tend vers elle pour lui apporter du bon, juste du bon. Cette première impression affective est corroborée par l’analyse entre ses symptômes et l’indispensable contact corporel, l’ajustement tonico-émotionnel source de concordance. Elle ne tient pas assise, même avec appuis, le port de tête est instable. Je la détache de son lit et je la prends dans mes bras. Je me présente à elle. Je la garde près de moi en corps à corps et je la berce en chantonnant. Nous pouvons rester longtemps ainsi, elle est calme et me regarde. J’alterne les portés où sa tête est en appui contre moi et ceux où nous pouvons entrer en contact visuel. Nous nous accordons l’une l’autre, saisissant « nos co-existences »[3] par ce contact corporel. S’installe une relation partagée qui ne laisse pas de place à la pitié car elle est active dans ce contact physique, elle s’exprime par son regard et ses orientations de tête mais aussi par ses élans toniques. Ils sont désordonnés, avec de légères contractions des bras et de l’axe dorsal mais bien présents, par saccades. Je les accueille comme des signes d’accompagnements corporels de notre échange. Je la porte jusqu’à la salle de psychomotricité. La salle est baignée de lumière, le contraste avec la chambre me saisit à chaque fois. Je décale Cindy afin qu’elle puisse profiter de ce contraste sans en souffrir. Un soulagement s’empare de moi, ouf ! Nous sommes tranquilles ensemble loin de cet environnement (in)hospitalier. Je travaille à partir du massage avec Cindy pour lui donner de la douceur, relation corporelle paisible et structurante, face aux soins inévitablement invasifs. Dans les séances, je suis en contact corporel avec elle tout le temps, par le toucher, par la voix. Le temps du déshabillage et du rhabillage est rapide car elle est toujours en pyjama. Mais je prends ce temps comme un moment essentiel de la séance, à part entière. Je nomme ce que je fais, je prends des appuis à travers le tissu. Je reste en contact visuel permanent avec elle. Nos présences s’accordent. Je passe mes mains sur son corps et je fais varier les appuis avec mes doigts, le plat de ma main, le contact est lissé ou sautillant ou plus appuyé. Ce temps permet aussi à la température de monter dans la pièce car elle ne doit pas avoir froid. Je prends de l’huile dans ma main et je masse doucement ses membres, le torse, tout le corps. La méthode Shantala[4] utilisée par les femmes indiennes pour faciliter le développement de leur bébé est un appui précieux. Les yeux de Cindy ne me quittent pas, elle est avide de mes gestes par son regard, c’est une sensation difficile à expliquer, suscitée par cet empressement visuel qu’elle me porte et que je ressens au travers de mes gestes. Je lui souris, elle sourit quelquefois en retour. Nous investissons ensemble le massage afin de lui faire éprouver son corps, ses différents membres, ses pleins et ses creux, son volume, la chaleur de mes mains qui permet une conscientisation des espaces et des surfaces corporels.
Au fur et à mesure des séances, Cindy s’épanouit, quand elle me voit arriver dans la chambre commune, elle gesticule et commence à babiller. Elle prend un plaisir évident à cette relation et à ces temps de contacts corporels. Sur une séance suivante, elle sourit en me regardant, allonge et étire ses membres, se détend, s’aplatit et prend sa place au sol, cette augmentation du contact corporel au sol montre la détente et le relâchement musculaire. Nous travaillons les appuis des pieds, je prends ses jambes pour lui faire lever les pieds vers moi et poser mes mains à plat, une sur chaque plante de pied et je réalise des pressions, suscitant sa résistance. Par cette pression que je dois doser pour que les pieds ne m’échappent pas car elle oppose peu de forces, je crée des mouvements de pédalage, de circularité de ses membres vers son torse, en abduction et en adduction. Dès que je sens une intention je l’accompagne et je prolonge le mouvement au maximum que je peux. Je rythme parfois ces gestes par des comptines pour soutenir une certaine cadence rythmique et appuyer les gestes. Je travaille sur la respiration par imitation, je prends de grandes inspires et expires, par mimétisme elle inspire aussi plus d’air, laissant l’expire naturelle lui vider les poumons. Sur ces respirations, elle ouvre grands ses yeux, étonnée de cet apport dans son corps. Je tente quelques exercices de verticalité mais je sens que ce n’est pas ce qu’elle préfère car cela lui demande beaucoup plus d’efforts. Elle se plie alors et se laisse descendre au sol comme une poupée de chiffon. C’est trop d’exigences pour ses capacités actuelles, nous laisserons donc cela de côté comme elle le préconise.
Elle profite et moi aussi, nous avons plaisir à nous voir à chaque séance. Et en fait, au fur et à mesure de ces moments, au regard du pronostic vital, lui donner du plaisir dans l’éprouvé corporel me semble nécessaire et suffisant. Le travail en psychomotricité engagé avec cette petite fille sollicite les liens, ceux qui s’installent par le toucher, par la vue, par le corps à corps. C’est un lien initial. Je ne cherche pas là l’expérience de la séparation, de l’autonomie mais l’expérience fondatrice du contact en présence avec quelqu’un qui aime cette relation, dans l’instant.
Commentaires sur la vignette clinique
Par ce récit clinique, j’attire l’attention sur plusieurs points qui me semblent essentiels de la circularité de l’action et de ses différentes dimensions exploitables en tant que principes d’actions en psychomotricité. Ce travail de principes sur l’action circulaire est personnalisé :
La thérapie psychomotrice avec Cindy propose un travail sur la proprioception, qui, essentiellement, sollicite la perception de sa capacité connectique profonde, où comme l’a montré Bullinger « une partie du corps se met en forme pour contacter quelque chose, et les impressions recueillies »[5]. La proprioception devient une zone d’ancrage, de reliance entre tous les éléments qui composent le corps, dynamique. Ce travail avec Cindy, véritable « nourrissage proprioceptif ou approprioception »[6], tel que précisé par Benoît Lesage est un support au développement d’enveloppe à enveloppe, le sien et le mien.
La lenteur du mouvement, le temps du geste et sa chaleur, le temps de l’accordage en concordance donne « le gout de lui-même en tant qu’individu unique mais aussi en tant que faisant partie de son espèce »[7]. La saveur du temps pris aux choses, l’ajustement de l’appui entre fermeté et souplesse, tendreté, « qui articule les fonctions d’accueil, de réceptivité, de soutien, de structuration autrement les fonctions maternelles et paternelles »[8]. « Les expériences subjectives primitives sont étroitement articulées aux états du corps et aux sensations issues de celles-ci. […] Elles peuvent contribuer à la création de schèmes mémoriels, aux mémoires dites « procédurales », qui créent des « modèles internes opérants » (Bolwby) et des schèmes de traitements et d’organisation de l’expérience, tendant ainsi à donner leur forme aux expériences postérieures »[9]. Ici le psychomotricien reprend des éléments essentiels de la fonction parentale, à savoir faire entrer l’enfant dans une dynamique active d’échanges entre eux et lui, entre les objets et lui : rechercher, explorer, mettre l’enfant en animation, le solliciter pour obtenir des réactions, lui répondre, offrir des possibilités même face à la détresse, réparer, etc… Proposer du dynamisme dans la relation et la possibilité de s’appuyer sur l’amour et la bonté attentive, inconditionnelles.
Les propositions de mouvements faits à Cindy sont d’une part impressives, d’autre part laissées libres de répétition et d’initiative. Il s’agit de reprendre cette idée de synchronisation, de « faire pareil » et de proposer des alternatives sensorielles doucement, en réponse, en partant du même qui dévie, ne plus faire écho totalement pour que l’enfant s’approprie l’affect perçu. Dans cet échange de proximité avec Cindy, la concordance se relie à la répétition notamment par le biais de l’éloignement et de l’approchement du visage du psychomotricien, précédant l’élaboration de l’absence/présence et de la permanence de l’objet. Albert Ciccone souligne cette dimension d’apprentissage précédente visant à « préserver la constance malgré l’absence »[10].
Dans ce contexte particulier, sans être en fin de vie mais sans futur énoncé par le corps médical, le travail proposé à Cindy est focalisé sur la circularité de l’action. Le geste impressif, celui de concordance et celui de répétition prennent tout leur sens en lien avec un déploiement de la sécurité affective, dans l’intercorporéité sensible, et d’un plaisir à exploiter et à vivre dans l’ici-et-maintenant du fonctionnement de la fonction.
Karine Renard
Docteure en sciences de l’éducation, psychomotricienne, psychothérapeute
[1] Marcel, Gabriel, La dignité humaine, présences et pensée, Paris, Aubier Montaigne, 1964 -56/219.
[2] Roelens, Nicole, Interactions humaines et rapports de force entre les subjectivités, paris, L’harmattan, logiques sociales, 2003.
[3] Merleau-Ponty, par une « saisie des coexistences » propre au toucher.
[4] Leboyer, Frédéric, Shantala, Un art traditionnel le massage des enfants, Paris, Seuil, 1976.
[5] Lesage, Benoit, « Naître à l’espace, prémices d’une clinique élargie », Op cit.
[6] Lesage, Benoit, op cit.
[7] Berger, Eve, « Le sensible et le mouvement », Thérapie psychomotrice et recherches, n° 123.
[8] Ciccone, Albert, « Le bébé dans l’économie narcissique des parents», dans Sa majesté le bébé, sous la direction de Fabien Joly, Ramonville, Eres, pp. 79-100.
[9] Roussillon, René, « Le modèle du bébé et la question des expériences primitives », dans Sa majesté le bébé, sous la direction de Fabien Joly, Ramonville, Eres, 2007, pp. 37-56.
[10] Ciccone, Albert, « Le bébé dans l’économie narcissique des parents», dans Sa majesté le bébé, sous la direction de Fabien Joly, Ramonville, Eres, pp. 79-100.
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