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« SI JE TE TOUCHE, TU ME TOUCHES »

Pour citer cet article : Article publié dans la revue « L’aide-soignante » n°82, L’aide complémentaire dans les soins, Mai-juin 2018

Résumé : Le toucher est un des cinq sens du sujet humain. Mais son statut est particulier car lui seul est « double » : en touchant, vous êtes touché également. En sus d’une physiologie qui lui est propre,  le toucher véhicule les vécus sensoriels des contacts de la prime enfance, une histoire et une mémoire affective. Il participe à la construction et au maintien chez la personne malade d’une unité corporelle. Dans le travail pratique, la sollicitation par le toucher au cours des soins va faire écho chez le patient d’une histoire corporelle qui lui est propre, mais aussi chez le soignant.

Mots clés : toucher, engagement corporel, bienveillance, émotion, histoire

Au fil de la pratique quotidienne, l’aide-soignant lave le patient, l’aide à changer de place, effectue des soins où son corps est en proximité étroite avec le patient. Par ses mains, il touche les personnes, accompagne le geste incertain et le mouvement précaire. Il soulage en repositionnant un bras, une jambe, aide au placement de la tête sur l’oreiller. L’aide-soignant est dans l’espace intime et proche du sujet soigné. Nous aborderons le toucher dans son caractère exceptionnel : si je touche, je suis touchée en retour. Nul tact en corps à corps qui n’ait d’impact immédiat sur les deux personnes en contact. Nous observerons précisément le processus concret du toucher dans un soin et les échos empreints d’affects, de sensibilité et d’émotions qu’ils suscitent dans le geste soignant.

Imaginons ensemble : votre main s’avance vers cette dame âgée que vous connaissez, hospitalisée depuis quelques temps. Elle apprécie de vous voir et vous accueille avec un sourire. Mais ce matin elle est angoissée. A l’instant du contact, sur son épaule, vous sentez la chaleur, la rondeur, le grain du tissu sur le corps. Vous restez quelques secondes la main posée, en présence, près d’elle, la confiance s’installe. L’épaule se fait plus lourde sous votre main, captant votre intention de la soulager. La détente gagne le corps de cette personne dont vous prenez déjà soin par cet accueil manuel. Toute votre intention est dans ce toucher. Tactilement, vous êtes en train de lui dire : « je comprends que vous êtes inquiète, mais je suis là pour vous accompagner ». C’est cela que votre geste raconte à cette personne. Votre main se charge littéralement de toute votre bienveillance. Par le « merveilleux » du toucher, exactement au même moment, la personne reçoit aussi des informations sensorielles de votre part. Elle sent la fraicheur de votre main, son appui souple et ferme, enveloppant son épaule. Elle ressent ce contact dans tout son corps, elle a analysé instantanément si il était bon ou mauvais pour elle. Elle sent son appui stable, sa pression ajustée à son corps en situation de fragilité, elle sait que votre geste est juste pour elle. Elle se détend et s’apaise. Votre regard s’ajuste et croise le sien, votre travail va se poursuivre.

Le toucher est le seul de nos sens qui soit de contact et réversible : « si je te touche, tu me touches » ; Lorsque nous touchons, nous sommes touchés en même temps. Cette fonction particulière de la peau et du toucher, la « doublitude »[1] décrite par Austry 2006, n’est pas à poser en opposition mais dans une complémentarité nécessaire à la création du lien et à l’équilibre humain. Par le contact réflexif de nos doigts sur nous-mêmes, le toucher se révèle comme la conséquence du touchant.

Nous créons des zones d’échanges entre nos corps par le toucher. Par le fait qu’elles sont en nous, nous échangeons nos joies, nos peurs, nos colères et nos tranquillités. Mais nous pouvons aussi nous envelopper d’une sorte de « carapace » et nous mettre à distance, nos touchers deviennent alors mécaniques, sans chaleur affective, distants. Nous devenons « absents à nos propres corps ». La main reflète la volonté de toucher en « présence » ou en « distance ». Toucher impliqué ou toucher distancié ? En distance ou en présence ? Peu importe les objectifs rationnels (soins, convivialité) et les circonstances du toucher, la main qui touche la consistance des chairs de quelqu’un d’autre installe une intimité avec l’enveloppe corporelle de la personne. Si dans certains soins c’est un corps « passif » qui sert de receveur à une main active, la main est fondamentale du toucher mais plus encore de l’intention qui y est mise. La main peut ainsi être en pronation et accueillante, à l’écoute ou bien en supination et donnante, attentiste ou encore en biais et devenir caressante, enveloppante. Mais le toucher est toujours porteur d’un sens, d’une intention qui va au-delà de ce qui est conscient. La main et le toucher porte et raconte l’histoire du sujet touchant.

Les récepteurs sensoriels sont dilués dans toutes les couches de notre peau. A chaque fois que nous touchons une surface, un objet, le toucher couvre une petite partie, celle qui est en contact. Par une résonnance corporelle, une synthèse se réalise, donnant une représentation de ce qui est touché mais aussi une sensation : un vécu surgit. La peau est abordée ici dans son aspect qualitatif, pour souligner « ce que la physiologie ne peut pas nous révéler de l’expérience subjective »[2], celle qui nous appartient en propre, que personne ne peut connaître à part nous. La peau est une mémoire vivante des manqués et des pleins de l’existence, de la vie intra utérine à celle d’adulte en passant par les premiers contacts fondamentaux entre l’enfant et sa mère, son père. Le corps sentant du bébé devient sensible dès sa vie foetale, bien que ne sentant pas l’origine du toucher et ne se sentant pas séparé de sa mère. La cavité utérine, formée pour le fœtus permet la première réciprocité tactile du toucher. La peau est un réceptacle dynamique de nos moments douloureux comme de ceux baignés par la tendresse d’un corps à corps aimant. La qualité de ces premiers contacts corporels sont fondateurs de notre relation confiante ou non aux autres, de notre rapport au(x) corps(s). Si la peau nous enveloppe comme l’a décrit largement Anzieu[3], elle est la profondeur figurée de soi, elle incarne notre intériorité et nos vécus sensibles. Toutes ces traces en nous, d’une certaine manière, nous les partageons à chaque fois que nous touchons quelqu’un. Par le contact corporel, nous touchons le sujet au sens propre comme au sens figuré, concrètement mais aussi symboliquement. Le sens populaire ne dit-il pas « ça me touche » pour dire ses joies et ses peines ? Quand, au fil des soins, vous touchez une personne, vous touchez son histoire, et inversement.

Dans les premiers mois de la vie, la bouche est principalement utilisée mais rapidement ce sont les mains qui vont devenir essentielles pour le toucher. « Même si l’ensemble du corps participe au sens du toucher, la bouche et les mains sont les organes les plus performants en raison du grand nombre de récepteurs sensoriels qu’ils possèdent »[4]. La main, outre sa fonction motrice, possède une fonction perceptive, « d’appropriation du monde »[5] qui restera tout au long de l’existence.

Par vos touchés attentifs, vous pouvez conserver au patient sa dimension de personne à part entière, non réduite à une maladie ou à un individu à soigner. Vous reconnaissez  sa souffrance et sa capacité de penser pour son propre corps. Face à la pathologie qui place en situation de dépendance, qui freine et handicape, vous pouvez par votre posture corporelle signifier à la personne toute l’importance que vous lui donnez. Bien que dépendante, elle n’en est pas moins une personne qui vous intéresse. Cela passe par des paroles, par le respect du choix mais aussi par votre toucher impliqué. Quand le soignant touche une personne hospitalisée il entre dans le monde du sentiment. Le sentiment c’est un peu d’émotion, un peu de sensation, de perception. Cela s’accompagne d’une nécessaire réflexion sur son engagement corporel, de « ce que ça fait au fond de soi » d’être aussi souvent en corps à corps. Par un toucher bienveillant, vous portez la personne au-delà de sa maladie et vous vous confortez vous-même dans votre statut de professionnel présent à ses actes. Vous entrez dans une relation authentique avec le sujet soigné, sans fuite et en écoute. Maurice Merleau-Ponty écrivait que par : « notre corps […] nous pouvons ‘fréquenter’ ce monde, le ‘comprendre’, lui trouver une signification »[6]. Par un toucher de qualité en situation de soins, nous pouvons trouver et donner de la dignité aux autres et à nous-même.

Soigner c’est toucher le corps des patients, des résidents, c’est aussi s’engager corporellement, c’est être touché soi-même dans son histoire affective et relationnelle. Par un toucher pensé, en présence, l’aide-soignant accompagne la personne dans ses « moments du soin »[7], il propose une qualité de soins technique tout en conservant la dignité du patient.


[1] Austry, Didier, « Le touchant- touché, exploration phénoménologique du toucher thérapeutique », communication au colloque : « phénoménologie(s) de l’expérience corporelle », Clermont Ferrand, 2-3 novembre 2006, Cerap.

[2] Bois, Danis, Ressource électronique : site personnel, professeur à l’université Fernando Pessoa : http://danis-bois.fr/

[3] Anzieu, Didier, Le Moi-peau, Dunod, 1983

[4] Gentaz, Edouard, La main, le cerveau et le toucher, Paris, Dunod, 2009.

[5] Merleau-Ponty,  Maurice, (1945), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 2005.

[6] Merleau-Ponty,  Maurice, (1945), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 2005.

[7] Worms, Frédéric, Le moment du soin, A quoi tenons-nous ? PUF, Paris, 2010.

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